La question homosexuelle au masculin (de près et de loin)

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La question homosexuelle au masculin (de près et de loin)

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par Markos Zafiropoulos

  Au regard de la situation faite dans notre modernité tardive à l’homosexualité masculine, disons manifeste, j’ai eu l’idée il y a quelque dix ans, de faire apercevoir l’irruption dans le siècle d’une sorte de « héros homosexuel », dont je croyais devoir situer l’émergence comme une des conséquences majeures de la manière dont la foule homosexuelle au masculin fit front dans les années 1980 à l’épidémie de VIH, forçant alors cette masse – au sens freudien du terme – à une sorte de face à face avec la mort dont s’est déduit un réaménagement polymorphe de ce que l’on peut appeler le destin social de l’inconscient homosexuel au masculin. Réaménagement dont le PACS, le mariage pour tous, etc., fut souvent accompagné d’actes ou de formulations plutôt bien tournées, comme il en fut, par exemple, de cette drôle de phrase qui, dans la lettre de fondation de l’Association Aides, rédigée par le sociologue Daniel Defert le 29 septembre 1984, claque comme un slogan, et ceci d’autant plus qu’elle me paraît mal intégrée au reste du texte «Je ne retournerai pas mourir chez maman».

  Au-delà de son efficacité et pour ce qui nous intéresse ici, ce mot d’ordre saisissant me paraît désigner, aux origines même du réaménagement socio-politique dont j’ai parlé, une part essentielle des enjeux cliniques de l’homosexualité masculine qui tient, de mon point de vue au moins, une bonne part de ses ressorts inconscients dans ce que l’on pourrait appeler précisément: l’emprise sur le fils de la satisfaction fétichiste et instinctuelle de la mère.   Alors j’ai beaucoup mis l’accent dans ma question féminine (M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan ou la femme contre la mère, PUF, Paris, 2010) sur ce fétichisme de la mère strictement opposé chez Lacan au désir de la femme, car c’est de mon point de vue une des clés les plus cruciales pour comprendre ce qui distingue radicalement la femme de la mère, et pour donc se déprendre en particulier de l’illusion selon laquelle le devenir mère constituerait l’excellence du devenir de la femme. Notre Cercle a déjà beaucoup débattu de cette option clinique que j’ai voulu promouvoir comme en témoigne notre publication collective intitulé La question féminine en débat (M. Zafiropoulos dir., La question féminine en débat, PUF, Paris, 2013), mais je reviens maintenant sur ce fétichisme de la mère car c’est lui qui pourrait bien capitonner notre Question féminine à la Question homosexuelle qui motivera notre journée du 16 janvier 2016.

  Pour ce qui concerne la question homosexuelle (au masculin) ma thèse est donc de situer d’abord le fétichisme dans le vouloir de la mère, même s’il faut le constater aux ressorts de l’homosexualité du fils, et même si une habitude, peut-être un peu molle, conduit volontiers les psychanalystes à simplement mettre l’accent sur ce que nous a appris à reconnaître Freud comme la solution fétichiste du fils homosexuel au défaut de pénis de la mère.

  Ce renversement que je propose a d’ailleurs motivé la première question que j’ai posée comme directeur de recherche pour inaugurer la soutenance de Lionel Le Corre dont la recherche doctorale constitue un apport majeur sur ce qu’il en est de la théorie de l’homosexualité masculine chez Freud. Le titre de la thèse (l’homosexualité de Freud) indiquant la manière dont ce travail rapporte la théorie de Freud au désir de Freud, ou à ce que Freud lui-même appelait son androphilie.

  Première question donc: le fétiche est-il de la mère ou bien du fils ou des deux et si des deux, quels sont leurs rapports ?

  Nous reviendrons sur cette question, mais je voulais la proposer tout de suite comme point de départ de notre Journée, au motif en particulier de faire résonner l’annonce fondatrice de l’amant de Foucault formulant en 1984 un choix pour la mort hors de la mère qui indiquait (de mon point de vue), d’abord un clair refus collectivement partagé par les fils homosexuels d’en finir avec la vie, là où elle avait émergé dans l’emprise du fétichisme maternel. Et c’était assez frappant, de mon point de vue, pour indexer la manière dont le lien à l’amant, voire aux amis, peut in fine et cliniquement parlant, venir surclasser, pour cette foule de sujets homosexuels entre deux morts, leur situation d’objets fétiches de la mère. Ce qui n’est pas – je le redis – vraiment antagoniste avec la thèse de Freud, mais s’en distingue.

  Thèse de Freud qui rapporte de manière récurrente, et peut-être un peu mécanique, le choix pour l’amour d’un autre garçon à la répugnance du fils pour le manque phallique de la mère.

   Au plan de la clinique du cas comme de celle des masses, il me semble que l’on peut repérer dans ce choix, non pas (ou pas seulement) les ressorts de la répugnance pour le défaut de la mère comme motivation de la production du fétiche dans le registre des avoirs du fils homosexuel, mais aussi bien le refus de la jouissance d’être le fétiche de la mère. Bref, mon hypothèse est que le choix homosexuel au masculin peut émerger comme une sorte de solution contre la jouissance de la mère. Et c’est cette objection (ce refus) contre la mère porté au plan des masses qui aurait motivé le rejet du retour dans la mère au moment de la mort. Nous ne retournerons pas… De manière très générale la clinique de la question homosexuelle requiert selon moi un modèle d’interprétation mobilisant une dialectique de l’être et de l’avoir peut-être encore à formuler et qui devrait appeler l’écriture d’un nouveau chapitre de la recherche freudienne, au plan du cas comme au plan des masses, parce que, si nous suivons volontiers Freud dans son élaboration motivant la structuration du lien social à partir de l’amour homosexuel inconscient des mâles hétérosexuels qui font la loi, ce point de vue freudien sur la fondation et la reproduction du lien social hétérosexuel me paraît devoir être revisité pour rendre compte de la formation d’une foule instituée sous les ressorts d’un amour explicitement ou, dit dans le vocabulaire freudien, manifestement homosexuel, ce qui est naturellement très différent. Dans la même veine, il faudra se demander si le leader de la foule homosexuelle relève bien de la figure du père originaire tout puissant dont le meurtre serait au fondement de la culture et que Freud croit apercevoir sous les traits du leader mobilisant les institutions des mâles hétérosexuels qu’il aura étudiées (Eglise, Armée). Autrement dit et pour notre perspective psychanalytique, on doit se demander quelles relations entretiennent les foules manifestement homosexuelles à l’idéal du père mort et à sa puissance supposée incarnée par le leader des foules hétérosexuelles de la psychologie des masses.

  Bref, on voit que, sous plusieurs aspects, la formation d’une foule sous les ressorts inconscients du désir homosexuel au masculin dans la modernité exige, pour le moins, de réévaluer la fécondité de la théorie freudienne de la psychologie des masses, de la même manière qu’il m’a fallu revisiter, pour notre champ, ce que Freud a pu formuler quant à la situation des femmes dans la culture et qui s’avère quelquefois pas totalement apte à rendre compte de l’histoire des femmes en Occident.

  Alors, il est urgent d’ouvrir collectivement la question homosexuelle pour engager le renversement de la thèse de Freud , et voir ce que cela donne au plan du cas…, mais pour ce qui concerne la psychologie des masses ; il fallait y venir aussi, car il suffit de jeter un rapide coup d’œil à notre modernité pour s’apercevoir que, même s’ils restent largement dominants, les ressorts inconscients du désir des mâles hétérosexuels ne sont plus vraiment les seuls à motiver la promulgation de la loi pour tous, puisqu’aujourd’hui le désir des femmes comme femmes, et j’ajouterai pour l’occasion le désir des hommes homosexuels comme homosexuels, sont bel et bien à retrouver aussi au moteur de la promulgation de loi, ou de l’invention de nouvelles formes familiales, dont il est urgent de faire l’analyse car elles participent sûrement des modifications morphologiques les plus radicales de l’actualité socioclinique des sociétés occidentales. Et ces modifications éprouvent fortement, me semble-t-il, le modèle d’interprétation de la psychologie des masses hérité de Freud, comme son apport fondateur de la clinique des homosexualités masculines.

  Reste naturellement à rédiger la version féminine des homosexualités que nous distinguons de la version masculine, car de mon point de vue elles en différent par de multiples aspects. Nous y viendrons en 2017, mais en attendant nous avons rendez-vous le 16 Janvier 2016 pour une journée d’étude et de débats dont les enjeux sont décisifs puisque pour notre part nous visons à rien moins qu’à mettre à l’épreuve le renversement que nous proposons de la thèse freudienne, comme à réactualiser sur La question homosexuelle au masculin, l’état du malaise dans la culture occidentale et au delà (de près et de loin).

Paris juillet 2015